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LA TEMPÊTE DU « VAISSEAU FANTÔME »


quitté Magdebourg ayant pour tout bagage sa Défense d’aimer et pour seul ami son caniche Rupel, il emporte cette fois son Rienzi et installe entre lui et Minna et lui « Robber » le terre-neuve.


Ce passage de la frontière russo-prussienne n’est pas tout à fait aussi simple qu’ils l’ont imaginé. D’abord il faut attendre dans une sorte de bouge à contrebandiers que le soleil se couche ; puis se glisser par des sentiers jusqu’au fossé qui longe la frontière, éviter les postes de cosaques et les factionnaires en patrouille, dont la consigne est de tirer sur tout ce qui paraît louche ; franchir le fossé, grimper la pente opposée sans être vus. Et tout ceci en traînant les valises, en soutenant Minna exténuée, en surveil1ant l’encombrant Robber qui risque à chaque instant de les trahir. Par micacle, cela se passe sans encombre et Moeller, qui guette l’arrivée des fuyards en territoire prussien, en sanglote de joie. Le lendemain, il s’agit d’éviter Kœnigsberg, ville pleine d’huissiers, de se faufiler jusqu’à Arnau sur un vieux char-à-bancs. Mais le cocher culbute les fugitifs dans un fourré. Minna se plaint de douleurs internes. Il faut se reposer un jour dais une ferme inhospitalière, gagner ensuite le port prussien de Pillau, s’embarquer subrepticement à bord d’un vieux voilier, la Thétys, dont le capitaine consent à transporter ces passagers suspects jusqu’à Londres. Sept hommes d’équipage le montent, y compris le capitaine. On fourre les Wagner et leur chien monumental à fond de cale, d’où ils ne remontent à l’air libre qu’une fois le bateau en pleine mer. Le temps n’est pas propice : calme plat en Baltique. Richard en profite pour perfectionner son français en lisant La dernière Aldini, de George Sand.

Il faut une semaine pour atteindre Elseneur, le vieux donjon au toit de cuive vert avec sa terrasse glabre et balayée par le vent où Hamlet, après la visite du spectre de son père, s’écria : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. » Ainsi le poëte s’obstine à reparaître sur la route où vogue le musicien. Puis viennent le Kattégat, le Skagerrack, et une tempête s’élève comme si Ariel et Caliban cherchaient l’un à engloutir, l’autre à sauver le dernier passlager du vaisseau romantique.