Page:Prévost - Manon Lescaut, Charpentier, 1846.djvu/114

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me faisait l’une sur l’autre. Ce fut dans ce moment que l’honneur et la vertu me firent sentir encore les pointes du remords, et que je jetai les yeux, en soupirant, vers Amiens, vers la maison de mon père, vers St-Sulpice, et vers tous les lieux où j’avais vécu dans l’innocence. Par quel immense espace n’étais-je pas séparé de cet heureux état ! Je ne le voyais plus que de loin, comme une ombre qui attirait encore mes regrets et mes désirs, mais trop faible pour exciter mes efforts. Par quelle fatalité, disais-je, suis-je devenu si criminel ? L’amour est une passion innocente ; comment s’est-il changé pour moi en une source de misères et de désordres ? Qui m’empêchait de vivre tranquille et vertueux avec Manon ? Pourquoi ne l’épousai-je point avant que d’obtenir rien de son amour ? Mon père, qui m’aimait si tendrement, n’y aurait-il pas consenti si je l’en eusse pressé avec des instances légitimes ? Ah ! mon père l’aurait chérie lui-même comme une fille charmante, trop digne d’être la femme de son fils ; je serais heureux avec l’amour de Manon, avec l’affection de mon père, avec l’estime des honnêtes gens, avec les biens de la fortune et la tranquillité de la vertu. Revers funeste ! Quel est l’infâme personnage qu’on vient ici me proposer ? Quoi ! j’irai partager… Mais y a-t-il à balancer, si c’est Manon qui l’a réglé et si je la perds sans cette complaisance ? « Monsieur Lescaut, m’écriai-je en fermant les yeux comme pour écarter de si chagrinantes réflexions, si vous avez eu dessein de me servir, je vous rends grâces. Vous auriez pu prendre une voie plus honnête ; mais