Page:Prévost - Manon Lescaut, Charpentier, 1846.djvu/116

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triste et languissant. La joie de la retrouver ne l’emportait pas tout à fait sur le chagrin de son infidélité ; elle, au contraire, paraissait transportée du plaisir de me revoir. Elle me fit des reproches de ma froideur. Je ne pus m’empêcher de laisser échapper les noms de perfide et d’infidèle, que j’accompagnai d’autant de soupirs.

Elle me railla d’abord de ma simplicité ; mais lorsqu’elle vit mes regards s’attacher toujours tristement sur elle, et la peine que j’avais à digérer un changement si contraire à mon humeur et à mes désirs, elle passa seule dans son cabinet. Je la suivis un moment après. Je l’y trouvai tout en pleurs. Je lui demandai ce qui les causait. « Il t’est bien aisé de le voir, me dit-elle : comment veux-tu que je vive, si ma vue n’est plus propre qu’à te causer un air sombre et chagrin ? Tu ne m’as pas fait une seule caresse depuis une heure que tu es ici, et tu as reçu les miennes avec la majesté du Grand Turc au sérail.

— Écoutez, Manon, lui répondis-je en l’embrassant, je ne puis vous cacher que j’ai le cœur mortellement affligé. Je ne parle point à présent des alarmes où votre fuite imprévue m’a jeté, ni de la cruauté que vous avez eue de m’abandonner sans un mot de consolation, après avoir passé la nuit dans un autre lit que moi ; le charme de votre présence m’en ferait bien oublier davantage. Mais croyez-vous que je puisse penser sans soupirs et même sans verser des larmes, continuai-je en en versant quelques-unes, à la triste et malheureuse vie que vous voulez que je mène dans cette maison ?