Page:Prévost - Manon Lescaut, Charpentier, 1846.djvu/124

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

dans le cercle desquelles leur vie se passe et où toutes leurs agitations se réduisent. Ôtez-leur l’amour et la haine, le plaisir et la douleur, l’espérance et la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les personnes d’un caractère plus noble peuvent être remuées de mille façons différentes : il semble qu’elles aient plus de cinq sens, et qu’elles puissent recevoir des idées et des sensations qui passent les bornes ordinaires de la nature. Et comme elles ont un sentiment de cette grandeur qui les élève au-dessus du vulgaire, il n’y a rien dont elles soient plus jalouses. De là vient qu’elles souffrent si impatiemment le mépris et la risée, et que la honte est une de leurs plus violentes passions.

J’avais ce triste avantage à Saint-Lazare. Ma tristesse parut si excessive au supérieur, qu’en appréhendant les suites, il crut devoir me traiter avec beaucoup de douceur et d’indulgence. Il me visitait deux ou trois fois le jour. Il me prenait souvent avec lui pour faire un tour de jardin, et son zèle s’épuisait en exhortations et en avis salutaires. Je les recevais avec douceur, je lui marquais même de la reconnaissance : il en tirait l’espoir de ma conversion.

« Vous êtes d’un naturel si doux et si aimable, me dit-il un jour, que je ne puis comprendre les désordres dont on vous accuse. Deux choses m’étonnent : l’une, comment avec de si bonnes qualités vous avez pu vous livrer à l’excès du libertinage ; et l’autre, que j’admire encore plus, comment vous recevez si volontiers mes conseils et mes instructions après avoir vécu plusieurs années dans l’ha-