Page:Prévost - Manon Lescaut, Charpentier, 1846.djvu/135

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mon avantage ; car le bonheur que j’espère est proche, et l’autre est éloigné : le mien est de la nature des peines, c’est-à-dire sensible au corps ; et l’autre est d’une nature inconnue, qui n’est certaine que par la foi. »

Tiberge parut effrayé de ce raisonnement. Il recula de deux pas en me disant, de l’air le plus sérieux, que non-seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, mais que c’était un malheureux sophisme d’impiété et d’irréligion ; « car cette comparaison, ajouta-t-il, du terme de vos peines avec celui qui est proposé par la religion, est une idée des plus libertines et des plus monstrueuses.

» — J’avoue, repris-je, qu’elle n’est pas juste ; mais prenez-y garde, ce n’est pas sur elle que porte mon raisonnement. J’ai eu dessein d’expliquer ce que vous regardez comme une contradiction dans la persévérance d’un amour malheureux, et je crois avoir fort bien prouvé que, si c’en est une, vous ne sauriez vous en sauver plus que moi. C’est à cet égard seulement que j’ai traité les choses d’égales, et je soutiens encore qu’elles le sont.

» Répondrez-vous que le terme de la vertu est infiniment supérieur à celui de l’amour ? Qui refuse d’en convenir ? Mais est-ce de quoi il est question ? Ne s’agit-il pas de la force qu’ils ont l’un et l’autre pour faire supporter les peines ? Jugeons-en par l’effet : combien trouve-t-on de déserteurs de la sévère vertu, et combien en trouverez-vous peu de l’amour ?

» Répondrez-vous encore que, s’il y a des peines dans l’exercice du bien, elles ne sont pas infaillibles