Page:Prévost - Manon Lescaut, Charpentier, 1846.djvu/92

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où nous étions, sans s’être fait annoncer. Je ne l’aurais pas reçu aussi civilement que je le fis, si je l’eusse connu ; mais, nous ayant salués d’un air riant, il eut le temps de dire à Manon qu’il venait lui faire ses excuses de son emportement ; qu’il l’avait crue dans le désordre, et que cette opinion avait allumé sa colère ; mais que s’étant informé qui j’étais d’un de mes domestiques, il avait appris de moi des choses si avantageuses, qu’elles lui faisaient désirer de bien vivre avec nous.

Quoique cette information, qui lui venait d’un de mes laquais, eût quelque chose de bizarre et de choquant, je reçus son compliment avec honnêteté ; je crus faire plaisir à Manon ; elle paraissait charmée de le voir porté à se réconcilier. Nous le retînmes à dîner.

Il se rendit en peu de moments si familier, que, nous ayant entendus parler de notre retour à Chaillot, il voulut absolument nous tenir compagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Ce fut une prise de possession ; car il s’accoutuma bientôt à nous voir avec tant de plaisir, qu’il fit sa maison de la nôtre, et qu’il se rendit le maître, en quelque sorte, de tout ce qui nous appartenait. Il m’appelait son frère, et, sous prétexte de la liberté fraternelle, il se mit sur le pied d’amener tous ses amis dans notre maison de Chaillot, et de les y traiter à nos dépens ; il se fit habiller magnifiquement à nos frais, il nous engagea même à payer toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie pour ne pas déplaire à Manon, jusqu’à feindre de ne pas m’apercevoir qu’il tirait d’elle, de temps