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les ignorés

La grosse femme rit d’un long rire silencieux qui la secouait toute. Elle se calma enfin et dit :

— Si fait qu’elle me salue quand je suis dehors et qu’elle ne peut pas passer sans me voir.

Et elle resta un instant les lèvres pincées avec tout à coup de la colère sur sa figure pâle, puis elle ajouta :

— Avec ça que personne ne sait où elle l’a amassé, son argent. Elle est partie pauvre comme un rat, ça, je m’en souviens très bien. Elle est partie le jour où Valentin Maubraz l’a remerciée. On a même dit que c’est pour ça qu’il l’avait remerciée, parce qu’elle était pauvre comme un rat.

Charpon ne répondit pas. Il était retourné à ses paperasses et, bon gré mal gré, Mme Charpon ravala son envie de causer. Cette manie de lecture qu’avait prise Charpon depuis qu’ils s’étaient mis au commerce des fruits, la contrariait tous les jours, à tout moment, mais il n’y avait pas moyen de l’en guérir. Elle haussa ses larges épaules dodues, tendit la main vers la caisse à côté d’elle, l’y plongea tout entière et en retira une figue sèche, qu’elle se mit à déchirer de ses dents canines, aiguës et solides, sans cesser un instant de surveiller la rue pour y surprendre le retour de Suzanne Roy.

Suzanne Roy et Rose Charpon avaient été jadis assises côte à côte sur le même banc d’école, et plus tard, quand elles avaient atteint leur dixième année, M. le curé les avait reçues ensemble à la première communion. Ensuite elles s’étaient un peu perdues