Page:Pradez - Les Ignorés.djvu/110

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
104
les ignorés

Depuis quatre ans elle goûtait, à côté de Jérôme, une félicité complète, rehaussée par le souvenir de son existence précédente. Elle ne cherchait pas à oublier le passé ; au contraire, souvent elle agitait ses souvenirs, les remuait, les secouait jusqu’à ce que la possession de son bonheur actuel prît, par ce rapprochement, une réalité assez solide pour défier les craintes que son âme scrupuleuse attachait à l’ancienne dégradation de son père. Pourtant, pendant les absences nocturnes de Jérôme, lorsqu’elle repassait cette vieille histoire dans son cœur, il lui arrivait parfois, au fond des ténèbres, de douter de l’avenir. Elle se dressait effrayée sur ses oreillers avec la brusque certitude que, tôt ou tard, le lien qui l’attachait au passé se manifesterait. Il fallait, pour dissiper cette crise d’inquiétude, le bruit lointain de pas faisant crier le sol rugueux de la voie. Dès qu’elle percevait l’approche de Jérôme, sa fièvre d’anxiété tombait. Elle attendait, le cœur battant, de le voir paraître sur le seuil, et, tout de suite, elle disait :

— Ah ! te voilà ! enfin !

La voyant très pâle sous ses cheveux blonds frisés, Jérôme la grondait d’une grosse voix contente. Pourquoi ne dormait-elle pas ? S’ennuyait-elle du bruit de la ville ? Avait-elle peur de rester seule la nuit ? Là-bas on lui avait offert un chien, mais il avait refusé à cause de l’impôt. À cette idée d’avoir un chien, ils avaient ri plus d’une fois de bon cœur, comme si c’était très drôle à penser, cette annexion d’un chien à