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fausse route

pour son goût. Quand elle était dans la boutique, il éprouvait comme une gêne dans ses paroles et dans ses mouvements. La petite n’avait hérité ni des traits ni de la bêtise de sa mère. Ce qui aurait pu crever les yeux de Rose Charpon pendant des années sans l’éclairer, l’enfant le saisissait au vol. Cela se voyait dans le regard, où passait comme dans un miroir un constant travail de la pensée ; mais la petite fille parlait très peu. Elle pouvait rester des heures assise sur une borne au coin de la maison à regarder devant elle sans penser à se joindre aux jeux des autres enfants. Charpon savait mieux que personne que sa fille se tenait d’elle-même à l’écart, et ce qu’il en avait dit à sa femme était pour épancher un mécontentement général, toujours latent et amer. Il aurait, au contraire, préféré la voir se mêler davantage aux autres enfants, quitte à surveiller ses connaissances, car la rue était la rue. Oui, il aurait préféré qu’elle fût plus liante et moins silencieuse. On ne savait jamais à quoi cette enfant songeait dans ses interminables rêvasseries, et la présence de cette fillette muette pesait à son père et à sa mère comme celle d’un étranger.

Aussitôt qu’elle avait fini ses devoirs d’école, on l’envoyait dans la rue.

— Va jouer, va.

Et elle allait s’installer sur la borne jusqu’à ce que son père, le soir, avant de fermer la boutique, la rappelât.

Ce soir-là, comme toujours, elle obéit à l’appel im-