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une course nocturne

— Qu’est-ce que tu fais à cette heure dans la forêt et pourquoi te caches-tu ?

Le visage du sourd s’illumina :

— Voilà ce que c’est, M. le docteur, dit-il. Je n’ai pas voulu vous laisser passer seul la forêt dans ce temps de brouillard. On peut s’égarer dans les sentiers. Si je vous avais offert ma compagnie, vous auriez sûr dit non comme une autre fois. Alors, moi, je n’aurais pas dormi tranquille tandis que je vous savais seul dans le brouillard et je vous ai suivi en ayant soin, pour ne pas faire de bruit, de marcher sur la mousse.

Il rêva un moment, puis il ajouta :

— Vous m’entendiez tout de même, à ce qu’il parait.

— Mais pourquoi t’inquiéter ainsi de moi, mon pauvre Jean.

Jean montra toutes ses dents de paysan, toutes ses dents blanches sans une entamure :

— Allons donc, murmura-t-il, est-ce que sans vous je distinguerais la lumière, la nuit et le brouillard ? Je ne verrais plus rien de rien sans vous.

Il y eut une pause. Était-il possible que Jean parlât sans ironie, était-il possible qu’il dit sa véritable pensée ? Était-il possible que dans ce cœur isolé au milieu du silence, la petite fleur rare de la gratitude s’ouvrît ainsi toute seule ?

Les deux hommes se regardaient les yeux dans les yeux. Tout à coup le médecin saisit les deux mains de Jean, deux mains durcies par le patient labeur de la terre et il murmura en les secouant :