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les ignorés

Légèrement, voyant la main du mourant reposer inerte sur le drap, elle la toucha du bout des doigts. Ses souvenirs l’étouffaient. Si dans un temps éloigné elle avait eu son heure d’ivresse en face de la vie, elle s’en souvenait à peine. Son roman, à elle, s’était peu à peu concentré autour de ce vieillard et les passions de la jeunesse s’étaient éteintes en elle, sans qu’elle en souffrît Elle avait été heureuse d’un bonheur sain, uniforme et bienfaisant et, goutte à goutte, les heures avaient amassé sur sa tête vingt années de vie, vingt années de félicité vécue que rien, rien au monde, ne pourrait lui rendre.

Elle resta rêveuse, les yeux fixés sur les fleurs du pommier si fines, si fraîches, si nouvelles. De temps en temps, un éclat de rire brusquement interrompu, paraissait s’échapper de toute cette floraison et monter du jardin. C’était la fille de Mme  Madre qui oubliait toujours… et qui riait. Ce rire jeune, frais, toujours tronqué, se fit entendre toute la journée à intervalles de plus en plus rapprochés. Partant comme une fusée, il s’éteignait soudain au milieu d’une rumeur confuse et on devinait autour de cette gaité de jeune fille, des sourdines, des éteignoirs, des chut, de craintifs regards levés vers la fenêtre derrière laquelle un homme qui avait achevé sa destinée se mourait.

Tout le jour les heures s’écoulèrent ainsi, monotones et lentes. Seulement quand Mme Madre et sa fille, leur œuvre achevée, rentrèrent pour le repas du