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l’héritage de Mlle  anna

fille incarnée dans cette lointaine vision. Le temps avait sournoisement fait son œuvre autour de cette saine et vigoureuse jeunesse. Les contours délicats s’étaient empâtés, le rose frais des joues était devenu un incarnat de santé, vif et banal, et à mesure que les paupières se fanaient, le timide regard des yeux noirs s’était singulièrement affermi. Mais derrière la femme mûre, massive et bien portante, Mlle  Anna revoyait toujours la frêle et blanche silhouette d’autrefois et lorsque Mme  Amélie était dans la maison et que la gouvernante éprouvait en sa présence, sans s’expliquer pourquoi, une souffrance sourde, un malaise imprévu de son rôle subalterne, une impression de servilité qu’elle ignorait auprès du vieillard, elle cherchait dans son souvenir l’image d’autrefois et, en face de cette évocation blanche, elle se disait :

— Je me trompe. C’est impossible.

Elle se mit à penser à Mme  Amélie avec une commisération sincère, se figurant les péripéties de ce cruel voyage entrepris à la hâte, l’angoisse au cœur. Et cela lui rappelait d’une façon très vive son propre voyage à elle, il y avait de cela vingt ans accomplis, lorsque, restée seule au monde, le cœur désolé, elle avait, pour avoir du pain, accepté le premier emploi venu et était arrivée, avec ses vingt-cinq ans pour tout patrimoine, sous le toit où elle se trouvait encore.

Oui, elle avait passé vingt ans auprès de ce vieillard et il lui sembla qu’elle n’avait jamais compris, comme en ce moment, ce qu’il avait été pour elle.