Page:Pradez - Les Ignorés.djvu/234

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
228
les ignorés

résistance serait une folie, et l’accoutumance de l’esprit à ces choses inévitables était-elle donc, comme elle en avait eu tout à l’heure la pénible impression, un fait monstrueux ? Un homme vieillit, des années s’entassent sur sa tête, il arrive au bout de la carrière, il meurt enfin. Quoi qu’on pût tenter pour enrayer la fatalité de ce dénouement, il n’en surviendrait pas moins, à l’heure dite sans une seconde de retard. Elle ne pouvait rien, rien du tout pour entraver la marche de la nature ; y avait-il donc dans le souci qu’elle prenait de sauvegarder l’intérêt des siens autre chose qu’une mesure de naturelle sagesse ? La pensée de recueillir un jour l’héritage de son père avait vécu silencieusement en elle pendant toutes ces années et cette certitude l’avait habituée à considérer l’avenir sans trop de prévoyance. Sans la compétition éhontée de Mlle Anna, cette pensée au lieu de la harceler à visage ouvert serait restée à sa place, à l’ombre, ignorée des autres, s’ignorant elle-même.

Elle se leva sous une brusque poussée d’indignation, alla jusqu’à la table où la feuille de papier était restée volante, la retourna et la lut attentivement. Tel qu’il était là, ce manuscrit inachevé n’avait aucune valeur, mais il représentait une intention grosse de menaces. C’était l’œuvre d’un esprit affaibli, d’une volonté chancelante, un acte d’obéissance sénile à une pression du dehors.

En ne voyant plus sous ses yeux ce document de sa main, son père n’y penserait plus. Elle le prit et le