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fausse route

comptoir, Suzanne n’avait presque plus jamais l’occasion de la saluer. Chaque fois pourtant qu’elle le pouvait, sans être aperçue de Rose, elle lui adressait un sourire amical que la jeune fille lui rendait de la même manière furtive.

Avec son goût d’ordre et de propreté Suzanne appréciait, à leur juste valeur, les changements survenus dans la boutique sous la régence d’Angélique. L’étalage était devenu méconnaissable. Les fleurs de la saison ne séchaient plus dans des verres à moitié remplis d’une eau jaune et fétide, et l’odeur de moisissure qu’exhalait jadis la fruiterie les jours chauds avait complètement disparu.

Un soir, par sa fenêtre entr’ouverte, Suzanne avait entendu la voix perçante de Charpon dire à Rose pendant qu’Angélique était allée chercher les planches pour fermer la devanture pour la nuit :

— Ta fille ne te ressemble en rien. Elle est fine, jolie et alerte. Le dimanche elle a l’air d’une fille de riche, et pour faire partir la marchandise, elle est plus avisée encore que je ne l’aurais cru, et elle tient les choses propres et rangées, mais pourquoi, diable, est-ce qu’elle ne parle jamais ? Elle ne fait pas plus de bruit qu’une mouche, et ce silence m’agace les nerfs, à la fin. À quoi est-ce qu’elle peut bien penser tout le long du jour ?

— Bah, dit Rose, à son âge, moi je ne pensais à rien.

— Oh ! toi, avait commencé Charpon, s’il n’y avait