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les ignorés

Escomptant l’avenir qui offrait à ses espérances un plus solide appui que le présent, il s’était dit : « Le temps l’assagira. Quand elle aura sa maison à tenir, elle pensera moins à aller courir les rues de Paris ; quand elle sera mère, elle n’y pensera plus du tout. Sa fantaisie s’endormira dans le berceau de son premier garçon. »

Tous les soirs de l’été précédent, il avait donc continué à courtiser Micheline à l’ombre du pommier qui ombrageait la maison isolée qu’elle habitait avec sa mère. Veuve d’un employé de commerce d’une maison de Paris, celle-ci jouissait d’une toute petite rente viagère suffisante à l’empêcher de mourir de faim, mais non à préserver Micheline du travail de la campagne qu’elle détestait.

Le mariage avait eu lieu au commencement de l’automne, et quelques semaines après la cérémonie la mère était morte subitement comme si, sa fille casée, elle n’avait plus rien à faire ici-bas.

Contre la ferme attente de Carpier, il n’était point né de garçon dans le jeune ménage. À sa place, une petite fille chétive, un vilain poupon ratatiné et ridé avait élu domicile dans le berceau de bois qui servait de père en fils depuis des générations et des générations aux nouveau-nés de la famille Carpier. Micheline, avec son goût de beauté, d’élégance, de luxe, trouva hideux ce petit être mal venu, pleurant au fond d’une couchette de bois, et elle le cacha avec obstination à tous les visiteurs du dehors.