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YVETTE PROST

Et, rêveur, comme se parlant à lui-même :

— Je me suis demandé souvent ce qui manque à ce cerveau qui semblait supérieurement doué : peut-être le sens exact de ce qui est réalisable ; peut-être cet orgueil du self-control si développé dans notre famille ; ou bien je ne sais quel principe de fixité qui fait l’harmonie d’une existence humaine…

Relevant les yeux sur Nérée, il dit plus rapidement ;

— Mon fils a empoisonné ma vie. À quinze ans, je dus le retirer du lycée de notre ville parce que le proviseur m’y invitait. Après une année brillante à Louis-le-Grand, il en fut chassé pour avoir giflé un maître d’études. Pendant son service militaire, s’il évita la prison, ce fut grâce aux bons offices d’un parent haut placé, de mon ami Vallerix. Après la période militaire, il va continuer à Paris ses études de médecine. Quelles études ! Les brasseries du quartier latin et les boîtes de nuit de Montmartre… Ne croyez pas qu’à cette époque je lui fusse trop sévère. Bien au contraire, à cause de sa pauvre maman, et aussi par tendresse paternelle je pardonnais frasque après frasque, m’obstinant à faire confiance à mon propre sang… Et puis j’appris que Claude ne mettait plus les pieds à la Faculté et s’était acoquiné à une bande d’anarchistes… Vous savez le reste. Mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’il a fait mourir sa mère à petit feu. Ma femme était d’une sensibilité excessive — Blanche lui ressemble. Ces années de déceptions, de chagrins, d’angoisses perpétuelles l’ont minée, l’ont mise au tombeau… Voilà le lourd passé d’un homme qui n’a pas trente ans.