« Le vrai moment du drame, pour les peuples comme pour les individus, est celui où, discutant pour la première fois leurs croyances, ils se débattent, au sein du dieu de leurs pères, entre la foi et le doute : l’âme, réveillée en sursaut au milieu de la foi, s’efforce tout ensemble de la perdre et de la ressaisir[1]. »
153. La philosophie, soit qu’elle affirme, soit qu’elle nie l’existence des dieux et la substantialité de l’âme, est, comme la religion, d’abord panthéiste. À la substance infinie, toute vivante, omniforme, au grand Pan, elle substitue, un moteur universel, une cause plastique qui informe la substance inerte, donne l’impulsion aux éléments, et allume la vie. Puis s’élevant rapidement à quelques formules générales, le plus souvent hypothétiques, auxquelles elle attribue une profondeur et une efficacité qu’elles n’ont pas, elle se flatte de réunir dans sa main les fils de ce vaste organisme. Enfin, son langage, sa grammaire, son analyse, se composant sur son point de départ, elle invente une machine à démonstrations, machine perfide qui, après avoir produit des myriades d’opinions contradictoires, abîme la philosophie dans le doute.
154. Tandis que l’esprit, infatué de religion et de philosophie, poursuit ses chimères de révélation, et bâtit de fantastiques systèmes, une révolution secrète s’opère dans la connaissance humaine, presque à l’insu de la raison. Parmi tant d’imaginations et de fables, toujours quelque vérité naturelle se laisse prendre à l’esprit de l’homme, toujours quelques observations se recueillent, ne fût-ce que pour servir d’exemples aux aphorismes et de matière aux apologues. Peu à peu les observations se groupent ; des rapports sont constatés, des suites formées ; mais, comme si ces vérités profanes et triviales étaient indignes de leur haute pensée, le prêtre et le philosophe les abandonnent au vulgaire ignorant, comme une pratique brute et grossière. Semblable à l’auteur du christianisme, la science grandit dans l’obscurité et le dédain.
155. S’il est une vérité constante et démontrée en philosophie, c’est que toute science spécialisée et constituée n’est plus de son domaine ; à mesure que la connaissance, en déterminant son objet, s’élève à la certitude, elle cesse d’être philosophique. Longtemps les philosophes sont à reconnaître ce mouvement, et quand enfin ils l’aperçoivent, ils s’écrient que la philosophie aussi est science ; qu’elle a ses limites, son objet, sa méthode ; que c’est précisément ce qu’elle cherche, et qu’il n’est pas juste de rire parce qu’elle ne l’a pas encore trouvé. Alors ils entreprennent sur eux-mêmes un travail de comparaison, d’élimination et de synthèse,
- ↑ E. Quinet, Du Génie des Religions.