Page:Proudhon - De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2.djvu/100

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Au fait, j’ai pu paraître, de douze à vingt ans, un peu farouche. La faute n’en était pas à mon cœur, mais au système chrétien, qui, pervertissant les notions, atrophiant les instincts, travestit l’homme et lui impose des sentiments factices, à la place de ceux que lui a donnés la nature.

Qu’il me serait aisé, en effaçant ce que la malveillance a mis de fausses couleurs dans ce tableau de ma jeunesse, de me poser en philosophe imberbe, fuyant la corruption des villes, et méditant dans la solitude sur les misères de l’humanité !

La vérité m’est beaucoup moins favorable ; c’est pour cela qu’elle est plus instructive, et que je tiens à la rétablir.

Jusqu’à douze ans, ma vie s’est passée presque toute aux champs, occupée tantôt de petits travaux rustiques, tantôt à garder les vaches. J’ai été cinq ans bouvier. Je ne connais pas d’existence à la fois plus contemplative et plus réaliste, plus opposée à cet absurde spiritualisme qui fait le fond de l’éducation et de la vie chrétienne, que celle de l’homme des champs. À la ville, je me sentais dépaysé. L’ouvrier n’a rien du campagnard ; patois à part, il ne parle pas la même langue, il n’adore pas les mêmes dieux ; on sent qu’il a passé par le polissoir ; il loge entre la caserne et le séminaire, il touche à l’Académie et à l’hôtel de ville. Quel exil pour moi quand il me fallut suivre les classes du collége, où je ne vivais plus que par le cerveau, où, entre autres simplicités, on prétendait m’initier à la nature que je quittais, par des narrations et des thèmes !…

Le paysan est le moins romantique, le moins idéaliste des hommes. Plongé dans la réalité, il est l’opposé du dilettante, et ne donnera jamais trente sous du plus magnifique tableau de paysage. Il aime la nature comme