Page:Proudhon - De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 3.djvu/158

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étude sur Virgile me semble réclamer impérieusement, après ce que j’ai dit moi-même, un post-scriptum.

Qu’il me suffise, pour constater le progrès esthétique de l’Iliade à l’Énéide, de rappeler que depuis plus de dix-huit siècles le monde suit la gnose de Virgile ; que le christianisme n’en est que la déduction ; que l’empire, après avoir fasciné les peuples, est devenu la base du droit public moderne ; que jusqu’à l’époque qui servit de préparation à la Révolution française, poëtes, littérateurs, théologiens, philosophes, politiques, historiens, tous ont vécu de Virgile, et que l’Énéide, autant que la Bible, a été pour le monde occidental le livre des destinées. Pareils effets n’appartiennent point à la philosophie des écoles, pas plus qu’à la raison pratique des peuples : c’est l’effet de l’art, le privilége de l’idéal.

Pourtant il est un nuage qui plane sur l’Énéide, et qui dès son apparition la tient comme plongée dans une pénombre.

Au lit de mort, Virgile condamna aux flammes son poëme, la plus grande gloire du génie latin. Les critiques ne savent que penser de ce suicide. Le poëme est complet, l’action finit naturellement à la mort de Turnus ; nulle part d’ailleurs on n’aperçoit de lacunes. Ce n’est pas pour quelques hémistiches interrompus, pour quelques quarts de vers restés en arrière, que Virgile aurait cru son œuvre déshonorée. De quel doute était-il saisi contre lui-même, à l’heure où il entrait dans son immortalité ? Était-ce dégoût de la gloire, caprice d’agonisant, défaillance du cerveau sous l’étreinte de la mort ?

Nous pouvons révéler ce secret funèbre, comme si nous l’eussions recueilli de la bouche même du poëte.

Virgile ne doutait pas de ses forces. Mais il savait que, pour assurer une épopée, il faut une société qui l’adopte comme son acte constitutif, et qui par cette adoption la