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car plus les idées se multiplient et la réflexion entre en jeu, plus la spontanéité intuitive se ralentit. Il y a balance ; de progrès, néant.

VI

Pour ce qui est de l’art, c’est bien autre chose.

Tandis que dans la science l’intensité de l’intuition est jusqu’à certain point compensée par la généralité de la réflexion, et que le mouvement suit son cours sans trop de perte pour l’esprit, on voit, au rebours, chez tous les peuples qui ont eu un développement esthétique, l’art s’élever en peu d’années au point de perfection que comporte l’état social, puis s’arrêter et décliner, sans que rien au monde, ni philosophie, ni science, ni encouragements, ni révolutions, puissent empêcher ce recul. Avec une conscience de plus en plus vive, une intelligence de plus en plus raisonnée de l’art, l’artiste sent s’accroître son impuissance ; il devient un illustrateur, un enlumineur, moins que cela, un copiste et un plagiaire. Ce phénomène, jusqu’ici sans exception, enseigné à la jeunesse comme vérité d’école, n’est-il pas à faire trembler pour le progrès ?

Même observation, si nous devons nous en rapporter aux critiques, à l’égard des lettres. Le vocabulaire s’étend ; la langue ne conserve qu’un moment sa fraîcheur et sa beauté. Les intérêts, les passions, les sentiments, changeant de forme et d’allure, ont beau demander une autre expression, comme si l’art de bien dire était enchaîné à son premier moule, la parole se néglige, devient commune et fausse. À mesure que la philosophie, la dialectique, la technologie, fleurissent, la poésie se fane. Au théâtre, la conversation bourgeoise chasse la tragédie, et telle est l’absence de sentiment esthétique, que spectateurs et dramaturges se prennent à admirer cette pla-