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ix

Peut-être regretterez-vous, messieurs, qu’en donnant tous mes soins à la méthode et à l’évidence, j’aie trop négligé la forme et le style ; j’eusse inutilement essayé de faire mieux. L’espérance et la foi littéraires me manquent. Le XIXe siècle est à mes yeux une ère génésiaque, dans laquelle des principes nouveaux s’élaborent, mais où rien de ce qui s’écrit ne durera. Telle est même, selon moi, la raison pour laquelle, avec tant d’hommes de talent, la France actuelle ne compte pas un grand écrivain. Dans une société comme la nôtre, rechercher la gloire littéraire me semble un anachronisme. À quoi bon faire parler une vieille sibylle, quand une muse est à la veille de naître ? Déplorables acteurs d’une tragédie qui touche à sa fin, ce que nous avons de mieux à faire est d’en préciter la catastrophe. Le plus méritant parmi nous est celui qui s’acquitte le mieux de ce rôle ; eh bien ! je n’aspire plus à ce triste succès.

Pourquoi ne l’avouerais-je pas, messieurs ? J’ai ambitionné vos suffrages et recherché le titre de votre pensionnaire, en haine de tout ce qui existe et avec des projets de destruction ; j’achèverai ce cours d’étude dans un esprit de philosophie calme et résignée. L’intelligence de la vérité m’a rendu plus de sang-froid que le sentiment de l’oppression ne m’avait donné de colère ; et le fruit le plus précieux que je voulusse recueillir de ce mémoire, serait d’inspirer à mes lecteurs cette tranquillité d’âme que donne la claire perception du mal et de sa cause, et qui est bien plus près de la force que la passion et l’enthousiasme. Ma haine du privilége et de l’autorité de l’homme fut sans mesure ; peut-être eus-je quelquefois le tort de confondre dans mon indignation les personnes et les choses ; à présent je ne sais plus que mépriser et plaindre ; pour cesser de haïr, il m’a suffi de connaître.

À vous maintenant, messieurs, qui avez pour cela mission et caractère de proclamer la vérité, à vous d’instruire le peuple, et de lui apprendre ce qu’il doit espérer et craindre. Le peuple, incapable encore de juger sainement ce qui lui convient, applaudit également aux idées les plus opposées, dès qu’il entrevoit qu’on le flatte : il en est pour lui des lois de la pensée comme des bornes du possible ;