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Il y a dix-huit cents ans, le monde, sous la protection des Césars, se consumait dans l’esclavage, la superstition et la volupté. Le peuple, enivré et comme étourdi par de longues bacchanales, avait perdu jusqu’à la notion du droit et du devoir : la guerre et l’orgie le décimaient tour à tour ; l’usure et le travail des machines, c’est-à-dire des esclaves, en lui ôtant les moyens de subsister, l’empêchaient de se reproduire. La barbarie renaissait, hideuse, de cette immense corruption, et s’étendait comme une lèpre dévorante sur les provinces dépeuplées. Les sages prévoyaient la fin de l’empire, mais n’y savaient point de remède. Que pouvaient-ils imaginer, en effet ? Pour sauver cette société vieillie il eût fallu changer les objets de l’estime et de la vénération publique, abolir des droits consacrés par une justice dix fois séculaire : On disait : « Rome a vaincu par sa politique et ses dieux ; toute réforme dans le culte et l’esprit public serait folie et sacrilège. Rome, clémente envers les nations vaincues, en leur donnant des chaînes, leur fait grâce de la vie ; les esclaves sont la source la plus féconde de ses richesses ; l’affranchissement des peuples serait la négation de ses droits et la ruine de ses finances. Rome enfin, plongée dans les délices et gorgée des dépouilles de l’univers, use de la victoire et du gouvernement ; son luxe et ses voluptés sont le prix de ses conquêtes : elle ne peut abdiquer ni se dessaisir. » Ainsi Rome avait pour elle le fait et le droit. Ses prétentions étaient justifiées par toutes les coutumes et par le droit des gens. L’idolâtrie dans la religion, l’esclavage dans l’État, l’épicurisme dans la vie privée, formaient la base des institutions ; y toucher, ç’aurait été ébranler la société jusqu’en ses fondements, et, selon notre expression moderne, ouvrir l’abîme des révolutions. Aussi l’idée n’en venait-elle à personne ; et cependant l’humanité se mourait dans le sang et la luxure.

Tout à coup un homme parut, se disant Parole de Dieu : on ne sait pas encore aujourd’hui ce qu’il était, ni d’où il venait, ni qui avait pu lui suggérer ses idées. Il allait annonçant partout que la société avait fait son temps, que le monde allait être renouvelé ; que les prêtres étaient des vi-