Page:Proudhon - Systeme des contradictions economiques Tome 2, Garnier, 1850.djvu/253

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Dieu crée le monde, chasse, pour ainsi dire, l’homme de son sein, parce qu’il est puissance infinie, et que son essence est d’engendrer éternellement le progrès : Pater ob œvo se videns parem sibi gignit natum, dit la théologie catholique. Dieu et l’homme sont donc nécessaires l’un à l’autre, et l’un des deux ne peut être nié sans que l’autre disparaisse en même temps. Que serait le progrès sans une loi absolue et immuable ? Que serait la fatalité, si elle ne se déroulait au dehors ? Supposons, par impossible, que l’activité en Dieu cesse tout à coup : la création rentre dans l’existence chaotique ; elle revient à l’état de matière sans formes, d’esprit sans idées, de fatalité inintelligible. Dieu cesse d’agir, Dieu n’est plus.

Mais Dieu et l’homme, malgré la nécessité qui les enchaîne, sont irréductibles ; ce que les moralistes ont appelé, par une pieuse calomnie, la guerre de l’homme avec lui-même, et qui n’est au fond que la guerre de l’homme contre Dieu, la guerre de la réflexion contre l’instinct, la guerre de la raison qui prépare, choisit et temporise, contre la passion impétueuse et fatale, en est la preuve irrécusable. L’existence de Dieu et de l’homme est prouvée par leur antagonisme éteinel : voilà ce qui explique la contradiction des cultes, qui tantôt supplient Dieu d’épargner l’homme, de ne le point livrer à la tentation, comme Phèdre conjurant Vénus d’arracher de son cœur l’amour d’Hippolyte ; tantôt demandent à Dieu la sagesse et l’intelligence, comme le fils de David en montant sur le trône, comme nous faisons encore dans nos messes du Saint-Esprit. Voilà ce qui explique, enfin, la plupart des guerres civiles et de religion, la persécution faite aux idées, le fanatisme des coutumes, la haine de la science, l’horreur du progrès, causes premières de tous les maux qui affligent notre espèce.

L’homme, en tant qu’homme, ne peut jamais se trouver en contradiction avec lui-même ; il ne sent de trouble et de déchirement que par la résistence de Dieu qui est en lui. En l’homme se réunissent toutes les spontanéités de la nature, toutes les instigations de l’Être fatal, tous les dieux et les démons de l’univers. Pour soumettre ces puissances, pour discipliner cette anarchie, l’homme n’a que sa raison, sa pensée progressive : et voilà ce qui constitue le drame sublime dont les péripéties forment, par leur ensemble, la raison dernière de toutes les existences. La destinée de la nature et de l’homme est la métamorphose de Dieu : mais Dieu est inépuisable, et notre lutte éternelle.