Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/54

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parce que Dechambre est mort et quand, depuis un an, il était obligé de faire des gammes avant de donner un concert, pour retrouver momentanément, bien momentanément, sa souplesse. Du reste, vous allez entendre ce soir, ou du moins rencontrer, car ce mâtin-là délaisse trop souvent après dîner l’art pour les cartes, quelqu’un qui est un autre artiste que Dechambre, un petit que ma femme a découvert (comme elle avait découvert Dechambre, et Paderewski et le reste) : Morel. Il n’est pas encore arrivé, ce bougre-là. Je vais être obligé d’envoyer une voiture au dernier train. Il vient avec un vieil ami de sa famille qu’il a retrouvé et qui l’embête à crever, mais sans qui il aurait été obligé, pour ne pas avoir de plaintes de son père, de rester sans cela à Doncières à lui tenir compagnie : le baron de Charlus. » Les fidèles entrèrent. M. Verdurin, resté en arrière avec moi pendant que j’ôtais mes affaires, me prit le bras en plaisantant, comme fait à un dîner un maître de maison qui n’a pas d’invitée à vous donner à conduire. « Vous avez fait bon voyage ? — Oui, M. Brichot m’a appris des choses qui m’ont beaucoup intéressé », dis-je en pensant aux étymologies et parce que j’avais entendu dire que les Verdurin admiraient beaucoup Brichot. « Cela m’aurait étonné qu’il ne vous eût rien appris, me dit M. Verdurin, c’est un homme si effacé, qui parle si peu des choses qu’il sait. » Ce compliment ne me parut pas très juste. « Il a l’air charmant, dis-je. — Exquis, délicieux, pas pion pour un sou, fantaisiste, léger, ma femme l’adore, moi aussi ! » répondit M. Verdurin sur un ton d’exagération et de réciter une leçon. Alors seulement je compris que ce qu’il m’avait dit de Brichot était ironique. Et je me demandai si M. Verdurin, depuis le temps lointain dont j’avais entendu parler, n’avait pas secoué la tutelle de sa femme.