Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/55

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Le sculpteur fut très étonné d’apprendre que les Verdurin consentaient à recevoir M. de Charlus. Alors que dans le faubourg Saint-Germain, où M. de Charlus était si connu, on ne parlait jamais de ses mœurs (ignorées du plus grand nombre, objet de doute pour d’autres, qui croyaient plutôt à des amitiés exaltées, mais platoniques, à des imprudences, et enfin soigneusement dissimulées par les seuls renseignés, qui haussaient les épaules quand quelque malveillante Gallardon risquait une insinuation), ces mœurs, connues à peine de quelques intimes, étaient au contraire journellement décriées loin du milieu où il vivait, comme certains coups de canon qu’on n’entend qu’après l’interférence d’une zone silencieuse. D’ailleurs dans ces milieux bourgeois et artistes où il passait pour l’incarnation même de l’inversion, sa grande situation mondaine, sa haute origine, étaient entièrement ignorées, par un phénomène analogue à celui qui, dans le peuple roumain, fait que le nom de Ronsard est connu comme celui d’un grand seigneur, tandis que son œuvre poétique y est inconnue. Bien plus, la noblesse de Ronsard repose en Roumanie sur une erreur. De même, si dans le monde des peintres, des comédiens, M. de Charlus avait si mauvaise réputation, cela tenait à ce qu’on le confondait avec un comte Leblois de Charlus, qui n’avait même pas la moindre parenté avec lui, ou extrêmement lointaine, et qui avait été arrêté, peut-être par erreur, dans une descente de police restée fameuse. En somme, toutes les histoires qu’on racontait sur M. de Charlus s’appliquaient au faux. Beaucoup de professionnels juraient avoir eu des relations avec M. de Charlus et étaient de bonne foi, croyant que le faux Charlus était le vrai, et le faux peut-être favorisant, moitié par ostentation de noblesse, moitié par dissimulation de vice, une confusion qui, pour le vrai (le baron que nous con-