Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 3.djvu/129

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heures, sa parole, son regard attentif et souriant tel que je l’avais vu pour la première fois à Combray. Tout au plus étais-je un peu jaloux en la voyant souvent disparaître dans de grandes chambres auxquelles on accédait par un escalier intérieur. Obligé de rester au salon, comme l’amoureux d’une actrice qui n’a que son fauteuil à l’orchestre et rêve avec inquiétude de ce qui se passe dans les coulisses, au foyer des artistes, je posai à Swann, au sujet de cette autre partie de la maison, des questions savamment voilées, mais sur un ton duquel je ne parvins pas à bannir quelque anxiété. Il m’expliqua que la pièce où allait Gilberte était la lingerie, s’offrit à me la montrer et me promit que chaque fois que Gilberte aurait à s’y rendre il la forcerait à m’y emmener. Par ces derniers mots et la détente qu’ils me procurèrent, Swann supprima brusquement pour moi une de ces affreuses distances intérieures au terme desquelles une femme que nous aimons nous apparaît si lointaine. À ce moment-là, j’éprouvai pour lui une tendresse que je crus plus profonde que ma tendresse pour Gilberte. Car maître de sa fille, il me la donnait et elle, elle se refusait parfois, je n’avais pas directement sur elle ce même empire qu’indirectement par Swann. Enfin elle, je l’aimais et ne pouvais pas par conséquent la voir sans ce trouble, sans ce désir de quelque chose de plus, qui ôte, auprès de l’être qu’on aime, la sensation d’aimer.

Au reste, le plus souvent, nous ne restions pas à la maison, nous allions nous promener. Parfois, avant d’aller s’habiller, Mme Swann se mettait au piano. Ses belles mains, sortant des manches roses, ou blanches, souvent de couleurs très vives, de sa robe de chambre de crêpe de Chine, allongeaient leurs phalanges sur le piano avec cette même mélancolie qui était dans ses yeux et n’était pas dans son cœur. Ce fut un de ces jours-là qu’il lui arriva de me jouer la partie de la Sonate de Vinteuil où se trouve la petite phrase que