Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 4.djvu/128

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consacrer un jour de plus à Tolède car il est admirateur d’un élève de Titien dont je ne me rappelle pas le nom et qu’on ne voit bien que là.

Et je me demandais par quel hasard, dans la lunette indifférente à travers laquelle Mme de Villeparisis considérait d’assez loin l’agitation sommaire, minuscule et vague de la foule des gens qu’elle connaissait, se trouvait intercalé à l’endroit où elle considérait mon père un morceau de verre prodigieusement grossissant qui lui faisait voir avec tant de relief et dans le plus grand détail tout ce qu’il avait d’agréable, les contingences qui le forçaient à revenir, ses ennuis de douane, son goût pour le Greco, et, changeant pour elle l’échelle de sa vision, lui montrait ce seul homme si grand au milieu des autres, tout petits, comme ce Jupiter à qui Gustave Moreau a donné, quand il l’a peint à côté d’une faible mortelle, une stature plus qu’humaine.

Ma grand’mère prit congé de Mme de Villeparisis pour que nous pussions rester à respirer l’air un instant de plus devant l’hôtel, en attendant qu’on nous fît signe à travers le vitrage que notre déjeuner était servi. On entendit un tumulte. C’était la jeune maîtresse du roi des sauvages, qui venait de prendre son bain et rentrait déjeuner.

— Vraiment c’est un fléau, c’est à quitter la France ! s’écria rageusement le bâtonnier qui passait à ce moment.

Cependant la femme du notaire attachait des yeux écarquillés sur la fausse souveraine.

— Je ne peux pas vous dire comme Mme Blandais m’agace en regardant ces gens-là comme cela, dit le bâtonnier au président. Je voudrais pouvoir lui donner une gifle. C’est comme cela qu’on donne de l’importance à cette canaille qui naturellement ne demande qu’à ce que l’on s’occupe d’elle. Dites donc à son mari de l’avertir que c’est ridicule ; moi je ne sors plus avec eux s’ils ont l’air de faire attention aux déguisés.