Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/123

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à vrai dire d’aucun instrument, mais rêvassait devant un gong ou une pile d’assiettes, cependant que des anges moins enfantins s’empressaient à travers les espaces démesurés de la salle, en y agitant l’air du frémissement incessant des serviettes qui descendaient le long de leurs corps en formes d’ailes de primitifs, aux pointes aiguës. Fuyant ces régions mal définies, voilées d’un rideau de palmes, d’où les célestes serviteurs avaient l’air, de loin, de venir de l’empyrée, je me frayai un chemin jusqu’à la petite salle où était la table de Saint-Loup. J’y trouvai quelques-uns de ses amis qui dînaient toujours avec lui, nobles, sauf un ou deux roturiers, mais en qui les nobles avaient dès le collège flairé des amis et avec qui ils s’étaient liés volontiers, prouvant ainsi qu’ils n’étaient pas, en principe, hostiles aux bourgeois, fussent-ils républicains, pourvu qu’ils eussent les mains propres et allassent à la messe. Dès la première fois, avant qu’on se mît à table, j’entraînai Saint-Loup dans un coin de la salle à manger, et devant tous les autres, mais qui ne nous entendaient pas, je lui dis :

— Robert, le moment et l’endroit sont mal choisis pour vous dire cela, mais cela ne durera qu’une seconde. Toujours j’oublie de vous le demander au quartier ; est-ce que ce n’est pas Mme de Guermantes dont vous avez la photographie sur la table ?

— Mais si, c’est ma bonne tante.

— Tiens, mais c’est vrai, je suis fou, je l’avais su autrefois, je n’y avais jamais songé ; mon Dieu, vos amis doivent s’impatienter, parlons vite, ils nous regardent, ou bien une autre fois, cela n’a aucune importance.

— Mais si, marchez toujours, ils sont là pour attendre.

— Pas du tout, je tiens à être poli ; ils sont si gentils ; vous savez, du reste, je n’y tiens pas autrement.

— Vous la connaissez, cette brave Oriane ?