Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/154

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mante ; comme personnage d’homme lequel vous y est le plus sympathique ?

Je crus d’abord qu’il la faisait ainsi parler littérature parce que, lui, la médecine l’ennuyait, peut-être aussi pour faire montre de sa largeur d’esprit, et même, dans un but plus thérapeutique, pour rendre confiance à la malade, lui montrer qu’il n’était pas inquiet, la distraire de son état. Mais, depuis, j’ai compris que, surtout particulièrement remarquable comme aliéniste et pour ses études sur le cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire de ma grand’mère était bien intacte. Comme à contre-cœur il l’interrogea un peu sur sa vie, l’œil sombre et fixe. Puis tout à coup, comme apercevant la vérité et décidé à l’atteindre coûte que coûte, avec un geste préalable qui semblait avoir peine à s’ébrouer, en les écartant, du flot des dernières hésitations qu’il pouvait avoir et de toutes les objections que nous aurions pu faire, regardant ma grand’mère d’un œil lucide, librement et comme enfin sur la terre ferme, ponctuant les mots sur un ton doux et prenant, dont l’intelligence nuançait toutes les inflexions (sa voix du reste, pendant toute la visite, resta ce qu’elle était naturellement, caressante, et sous ses sourcils embroussaillés, ses yeux ironiques étaient remplis de bonté) :

— Vous irez bien, Madame, le jour lointain ou proche, et il dépend de vous que ce soit aujourd’hui même, où vous comprendrez que vous n’avez rien et où vous aurez repris la vie commune. Vous m’avez dit que vous ne mangiez pas, que vous ne sortiez pas ?

— Mais, Monsieur, j’ai un peu de fièvre.

Il toucha sa main.

— Pas en ce moment en tout cas. Et puis la belle excuse ! Ne savez-vous pas que nous laissons au grand air, que nous suralimentons, des tuberculeux qui ont jusqu’à 39° ?

— Mais j’ai aussi un peu d’albumine.