Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/48

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Bloch se leva pour venir à son tour admirer les fleurs que peignait Mme  de Villeparisis.

— N’importe, marquise, dit l’historien regagnant sa chaise, quand même reviendrait une de ces révolutions qui ont si souvent ensanglanté l’histoire de France — et, mon Dieu, par les temps où nous vivons on ne peut savoir, ajouta-t-il en jetant un regard circulaire et circonspect comme pour voir s’il ne se trouvait aucun « mal pensant » dans le salon, encore qu’il n’en doutât pas, — avec un talent pareil et vos cinq langues, vous seriez toujours sûre de vous tirer d’affaire. L’historien de la Fronde goûtait quelque repos, car il avait oublié ses insomnies. Mais il se rappela soudain qu’il n’avait pas dormi depuis six jours, alors une dure fatigue, née de son esprit, s’empara de ses jambes, lui fit courber les épaules, et son visage désolé pendait, pareil à celui d’un vieillard.

Bloch voulut faire un geste pour exprimer son admiration, mais d’un coup de coude il renversa le vase où était la branche et toute l’eau se répandit sur le tapis.

— Vous avez vraiment des doigts de fée, dit à la marquise l’historien qui, me tournant le dos à ce moment-là, ne s’était pas aperçu de la maladresse de Bloch.

Mais celui-ci crut que ces mots s’appliquaient à lui, et pour cacher sous une insolence la honte de sa gaucherie :

— Cela ne présente aucune importance, dit-il, car je ne suis pas mouillé.

Mme  de Villeparisis sonna et un valet de pied vint essuyer le tapis et ramasser les morceaux de verre. Elle invita les deux jeunes gens à sa matinée ainsi que la duchesse de Guermantes à qui elle recommanda :

— Pense à dire à Gisèle et à Berthe (les duchesses d’Auberjon et de Portefin) d’être là un peu avant deux heures pour m’aider, comme elle aurait dit à