Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/131

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— Et puis nous lui avons déjà retiré les qualités de l’esprit ; comme ce mot tend à lui en dénier certaines du cœur, il me semble inopportun.

— Dénier ! inopportun ! comme elle s’exprime bien ! dit le duc avec une ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.

— Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme.

— Il faut dire à Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine d’Oriane est supérieure, bonne, grosse, tout ce qu’on voudra, mais n’est pas précisément, comment dirai-je… prodigue.

— Oui, je sais, elle est très rapiate, interrompit la princesse.

— Je ne me serais pas permis l’expression, mais vous avez trouvé le mot juste. Cela se traduit dans son train de maison et particulièrement dans la cuisine, qui est excellente mais mesurée.

— Cela donne même lieu à des scènes assez comiques, interrompit M. de Bréauté. Ainsi, mon cher Basin, j’ai été passer à Heudicourt un jour où vous étiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux préparatifs, quand, dans l’après-midi, un valet de pied apporta une dépêche que vous ne viendriez pas.

— Cela ne m’étonne pas ! dit la duchesse qui non seulement était difficile à avoir, mais aimait qu’on le sût.

— Votre cousine lit le télégramme, se désole, puis aussitôt, sans perdre la carte, et se disant qu’il ne fallait pas de dépenses inutiles envers un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied : « Dites au chef de retirer le poulet », lui crie-t-elle. Et le soir je l’ai entendue qui demandait au maître d’hôtel : « Eh bien ? et les restes du bœuf d’hier ? Vous ne les servez pas ? »

— Du reste, il faut reconnaître que la chère y est parfaite, dit le duc, qui croyait en employant cette