Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/162

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tité pour qu’il désaltère. Rien ne lasse moins que cette transposition en saveur, de la couleur d’un fruit, lequel cuit semble rétrograder vers la saison des fleurs. Empourpré comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le zéphir sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte à goutte, et M. d’Agrigente m’empêchait, régulièrement, de m’en rassasier. Malgré ces compotes, l’orangeade traditionnelle subsista comme le tilleul. Sous ces modestes espèces, la communion sociale n’en avait pas moins lieu. En cela, sans doute, les amis de M. et de Mme  de Guermantes étaient tout de même, comme je me les étais d’abord figurés, restés plus différents que leur aspect décevant ne m’eût porté à le croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en même temps que l’invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable. Or, ce ne pouvait être par snobisme, étant eux-mêmes d’un rang auquel nul autre n’était supérieur ; ni par amour du luxe : ils l’aimaient peut-être, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu en connaître un splendide, car, ces mêmes soirs, la femme charmante d’un richissime financier eût tout fait pour les avoir à des chasses éblouissantes qu’elle donnerait pendant deux jours pour le roi d’Espagne. Ils avaient refusé néanmoins et étaient venus à tout hasard voir si Mme  de Guermantes était chez elle. Ils n’étaient même pas certains de trouver là des opinions absolument conformes aux leurs, ou des sentiments spécialement chaleureux ; Mme  de Guermantes lançait parfois sur l’affaire Dreyfus, sur la République, sur les lois antireligieuses, ou même, à mi-voix, sur eux-mêmes, sur leurs infirmités, sur le caractère ennuyeux de leur conversation, des réflexions qu’ils devaient faire semblant de ne pas remarquer. Sans doute, s’ils gardaient là leurs habitudes, était-ce par éducation affinée du gourmet mondain, par claire connaissance de la par-