Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/241

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Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan, pour M. de Charlus, pour le marquis de Modène, pour M. Charles Haas et pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de l’affectueuse poignée de mains avec lesquels il répondit à mon salut, car je croyais qu’après si longtemps il ne m’aurait pas reconnu tout de suite ; je lui dis mon étonnement ; il l’accueillit avec des éclats de rire, un peu d’indignation, et une nouvelle pression de la main, comme si c’était mettre en doute l’intégrité de son cerveau ou la sincérité de son affection que supposer qu’il ne me reconnaissait pas. Et c’est pourtant ce qui était ; il ne m’identifia, je l’ai su longtemps après, que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu’il me dit, ne trahirent la découverte qu’une parole de M. de Guermantes lui fit faire, tant il avait de maîtrise et de sûreté dans le jeu de la vie mondaine. Il y apportait d’ailleurs cette spontanéité dans les manières et ces initiatives personnelles, même en matière d’habillement, qui caractérisaient le genre des Guermantes. C’est ainsi que le salut que m’avait fait, sans me reconnaître, le vieux clubman n’était pas le salut froid et raide de l’homme du monde purement formaliste, mais un salut tout rempli d’une amabilité réelle, d’une grâce véritable, comme la duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu’à vous sourire la première avant que vous l’eussiez saluée si elle vous rencontrait), par opposition aux saluts plus mécaniques, habituels aux dames du faubourg Saint-Germain. C’est ainsi encore que son chapeau, que, selon une habitude qui tendait à disparaître, il posa par terre à côté de lui, était doublé de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d’habitude, mais parce que c’était (à ce qu’il disait) beaucoup moins salissant, en réalité parce que c’était fort seyant. « Tenez, Charles, vous qui