Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/245

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Mais Swann, précisément au moment même où, si lucide, il lui était donné, grâce aux données héritées de son ascendance, de voir une vérité encore cachée aux gens du monde, se montrait pourtant d’un aveuglement comique. Il remettait toutes ses admirations et tous ses dédains à l’épreuve d’un critérium nouveau, le dreyfusisme. Que l’antidreyfusisme de Mme  Bontemps la lui fît trouver bête n’était pas plus étonnant que, quand il s’était marié, il l’eût trouvée intelligente. Il n’était pas bien grave non plus que la vague nouvelle atteignît aussi en lui les jugements politiques, et lui fit perdre le souvenir d’avoir traité d’homme d’argent, d’espion de l’Angleterre (c’était une absurdité du milieu Guermantes) Clémenceau, qu’il déclarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un homme de fer, comme Cornély. « Non, je ne vous ai jamais dit autrement. Vous confondez. » Mais, dépassant les jugements politiques, la vague renversait chez Swann les jugements littéraires et jusqu’à la façon de les exprimer. Barrès avait perdu tout talent, et même ses ouvrages de jeunesse étaient faiblards, pouvaient à peine se relire. « Essayez, vous ne pourrez pas aller jusqu’au bout. Quelle différence avec Clémenceau ! Personnellement je ne suis pas anticlérical, mais comme, à côté de lui, on se rend compte que Barrès n’a pas d’os ! C’est un très grand bonhomme que le père Clémenceau. Comme il sait sa langue ! » D’ailleurs les antidreyfusards n’auraient pas été en droit de critiquer ces folies. Ils expliquaient qu’on fût dreyfusiste parce qu’on était d’origine juive. Si un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la révision, c’était qu’il était chambré par Mme  Verdurin, laquelle agissait en farouche radicale. Elle était avant tout contre les « calotins ». Saniette était plus bête que méchant et ne savait pas le tort que la Patronne lui faisait. Que si l’on objectait que Brichot était tout aussi ami de Mme  Verdurin et était