Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/145

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apparent, peut donner le change sur le premier, rassure ou dépiste les jaloux, égare le jugement du monde. Et pourtant, il suffirait pour que nous le sacrifiions à l’autre d’un peu de bonheur ou d’un peu de souffrance. Parfois un troisième ordre de plaisirs plus graves, mais plus essentiels, n’existe pas encore pour nous chez qui sa virtualité ne se traduit qu’en éveillant des regrets, des découragements. Et c’est à ces plaisirs-là pourtant que nous nous donnerons plus tard. Pour en donner un exemple tout à fait secondaire, un militaire en temps de paix sacrifiera la vie mondaine à l’amour, mais la guerre déclarée (et sans qu’il soit même besoin de faire intervenir l’idée d’un devoir patriotique), l’amour à la passion, plus forte que l’amour, de se battre. Swann avait beau dire qu’il était heureux de me raconter son histoire, je sentais bien que sa conversation avec moi, à cause de l’heure tardive, et parce qu’il était trop souffrant, était une de ces fatigues dont ceux qui savent qu’ils se tuent par les veilles, par les excès, ont en rentrant un regret exaspéré, pareil à celui qu’ont de la folle dépense qu’ils viennent encore de faire les prodigues, qui ne pourront pourtant pas s’empêcher le lendemain de jeter l’argent par les fenêtres. À partir d’un certain degré d’affaiblissement, qu’il soit causé par l’âge ou par la maladie, tout plaisir pris aux dépens du sommeil, en dehors des habitudes, tout dérèglement, devient un ennui. Le causeur continue à parler par politesse, par excitation, mais il sait que l’heure où il aurait pu encore s’endormir est déjà passée, et il sait aussi les reproches qu’il s’adressera au cours de l’insomnie et de la fatigue qui vont suivre. Déjà, d’ailleurs, même le plaisir momentané a pris fin, le corps et l’esprit sont trop démeublés de leurs forces pour accueillir agréablement ce qui paraît un divertissement à votre interlocuteur. Ils ressemblent à un appartement un