Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/238

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équipe d’agiles matelots semblait moissonner, tout cela, par les jours orageux, faisait de l’océan quelque chose d’aussi varié, d’aussi consistant, d’aussi accidenté, d’aussi populeux, d’aussi civilisé que la terre carrossable sur laquelle j’allais autrefois et ne devais pas tarder à faire des promenades. Et une fois, ne pouvant plus résister à mon désir, au lieu de me recoucher, je m’habillai et partis chercher Albertine à Incarville. Je lui demanderais de m’accompagner jusqu’à Douville où j’irais faire à Féterne une visite à Mme  de Cambremer, et à la Raspelière une visite à Mme  Verdurin. Albertine m’attendrait pendant ce temps-là sur la plage et nous reviendrions ensemble dans la nuit. J’allai prendre le petit chemin de fer d’intérêt local dont j’avais, par Albertine et ses amies, appris autrefois tous les surnoms dans la région, où on l’appelait tantôt le Tortillard à cause de ses innombrables détours, le Tacot parce qu’il n’avançait pas, le Transatlantique à cause d’une effroyable sirène qu’il possédait pour que se garassent les passants, le Decauville et le Funi, bien que ce ne fût nullement un funiculaire mais parce qu’il grimpait sur la falaise, ni même à proprement parler un Decauville mais parce qu’il avait une voie de 60, le B. A. G. parce qu’il allait de Balbec à Grallevast en passant par Angerville, le Tram et le T. S. N. parce qu’il faisait partie de la ligne des tramways du Sud de la Normandie. Je m’installai dans un wagon où j’étais seul ; il faisait un soleil splendide, on étouffait ; je baissai le store bleu qui ne laissa passer qu’une raie de soleil. Mais aussitôt je vis ma grand’mère, telle qu’elle était assise dans le train à notre départ de Paris à Balbec, quand, dans la souffrance de me voir prendre de la bière, elle avait préféré ne pas regarder, fermer les yeux et faire semblant de dormir. Moi qui ne pouvais supporter autrefois la souffrance qu’elle avait quand