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Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/239

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mon grand-père prenait du cognac, je lui avais infligé celle, non pas même seulement de me voir prendre, sur l’invitation d’un autre, une boisson qu’elle croyait funeste pour moi, mais je l’avais forcée à me laisser libre de m’en gorger à ma guise ; bien plus, par mes colères, mes crises d’étouffement, je l’avais forcée à m’y aider, à me le conseiller, dans une résignation suprême dont j’avais devant ma mémoire l’image muette, désespérée, aux yeux clos pour ne pas voir. Un tel souvenir, comme un coup de baguette, m’avait de nouveau rendu l’âme que j’étais en train de perdre depuis quelque temps ; qu’est-ce que j’aurais pu faire de Rosemonde quand mes lèvres tout entières étaient parcourues seulement par le désir désespéré d’embrasser une morte ? qu’aurais-je pu dire aux Cambremer et aux Verdurin quand mon cœur battait si fort parce que s’y reformait à tout moment la douleur que ma grand’mère avait soufferte ? Je ne pus rester dans ce wagon. Dès que le train s’arrêta à Maineville-la-Teinturière, renonçant à mes projets, je descendis, je rejoignis la falaise et j’en suivis les chemins sinueux. Maineville avait acquis depuis quelque temps une importance considérable et une réputation particulière, parce qu’un directeur de nombreux casinos, marchand de bien-être, avait fait construire non loin de là, avec un luxe de mauvais goût capable de rivaliser avec celui d’un palace, un établissement, sur lequel nous reviendrons, et qui était, à franc parler, la première maison publique pour gens chics qu’on eût eu l’idée de construire sur les côtes de France. C’était la seule. Chaque port a bien la sienne, mais bonne seulement pour les marins et pour les amateurs de pittoresque que cela amuse de voir, tout près de l’église immémoriale, la patronne presque aussi vieille, vénérable et moussue, se tenir devant sa porte mal famée en attendant le retour des bateaux de pêche.