Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/282

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’occasion de dire la première de ces phrases mais non la seconde, le monde que fréquentaient ses beaux-parents n’étant pas celui qu’elle avait cru et duquel elle continuait à rêver. Aussi, après m’avoir dit de Saint-Loup (en adoptant pour cela une expression de Robert, car si, pour causer, j’employais avec elle ces expressions de Legrandin, par une suggestion inverse elle me répondait dans le dialecte de Robert, qu’elle ne savait pas emprunté à Rachel), en rapprochant le pouce de l’index et en fermant à demi les yeux comme si elle regardait quelque chose d’infiniment délicat qu’elle était parvenue à capter : « Il a une jolie qualité d’esprit » ; elle fit son éloge avec tant de chaleur qu’on aurait pu croire qu’elle était amoureuse de lui (on avait d’ailleurs prétendu qu’autrefois, quand il était à Doncières, Robert avait été son amant), en réalité simplement pour que je le lui répétasse et pour aboutir à : « Vous êtes très lié avec la duchesse de Guermantes. Je suis souffrante, je ne sors guère, et je sais qu’elle reste confinée dans un cercle d’amis choisis, ce que je trouve très bien, aussi je la connais très peu, mais je sais que c’est une femme absolument supérieure. » Sachant que Mme de Cambremer la connaissait à peine, et pour me faire aussi petit qu’elle, je glissai sur ce sujet et répondis à la marquise que j’avais connu surtout son frère, M. Legrandin. À ce nom, elle prit le même air évasif que j’avais eu pour Mme de Guermantes, mais en y joignant une expression de mécontentement, car elle pensa que j’avais dit cela pour humilier non pas moi, mais elle. Était-elle rongée par le désespoir d’être née Legrandin ? C’est du moins ce que prétendaient les sœurs et belles-sœurs de son mari, dames nobles de province qui ne connaissaient personne et ne savaient rien, jalousaient l’intelligence de Mme de Cambremer, son instruction, sa fortune, les agréments physiques