Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/292

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cessus interne qui les relie, se croient, sont plus délicats. Et puis cela décante la conversation polie des « Je sais ce qui me reste à faire, demain on me trouvera à la Morgue. » Aussi rencontre-t-on dans la société polie peu de romanciers, de poètes, de tous ces êtres sublimes qui parlent justement de ce qu’il ne faut pas dire.

Aussitôt seuls et engagés dans le corridor, Albertine me dit : « Qu’est-ce que vous avez contre moi ? » Ma dureté avec elle m’avait-elle été pénible à moi-même ? N’était-elle de ma part qu’une ruse inconsciente se proposant d’amener vis-à-vis de moi mon amie à cette attitude de crainte et de prière qui me permettrait de l’interroger, et peut-être d’apprendre laquelle des deux hypothèses que je formais depuis longtemps sur elle était la vraie ? Toujours est-il que, quand j’entendis sa question, je me sentis soudain heureux comme quelqu’un qui touche à un but longtemps désiré. Avant de lui répondre je la conduisis jusqu’à ma porte. Celle-ci en s’ouvrant fit refluer la lumière rose qui remplissait la chambre et changeait la mousseline blanche des rideaux tendus sur le soir en lampas aurore. J’allai jusqu’à la fenêtre ; les mouettes étaient posées de nouveau sur les flots ; mais maintenant elles étaient roses. Je le fis remarquer à Albertine : « Ne détournez pas la conversation, me dit-elle, soyez franc comme moi. » Je mentis. Je lui déclarai qu’il lui fallait écouter un aveu préalable, celui d’une grande passion que j’avais depuis quelque temps pour Andrée, et je le lui fis avec une simplicité et une franchise dignes du théâtre, mais qu’on n’a guère dans la vie que pour les amours qu’on ne ressent pas. Reprenant le mensonge dont j’avais usé avec Gilberte avant mon premier séjour à Balbec, mais le variant, j’allai, pour me faire mieux croire d’elle quand je lui disais maintenant que je ne l’aimais pas, jusqu’à laisser échapper qu’autrefois