Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/293

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j’avais été sur le point d’être amoureux d’elle, mais que trop de temps avait passé, qu’elle n’était plus pour moi qu’une bonne camarade et que, l’eussé-je voulu, il ne m’eût plus été possible d’éprouver de nouveau à son égard des sentiments plus ardents. D’ailleurs, en appuyant ainsi devant Albertine sur ces protestations de froideur pour elle, je ne faisais — à cause d’une circonstance et en vue d’un but particuliers — que rendre plus sensible, marquer avec plus de force, ce rythme binaire qu’adopte l’amour chez tous ceux qui doutent trop d’eux-mêmes pour croire qu’une femme puisse jamais les aimer, et aussi qu’eux-mêmes puissent l’aimer véritablement. Ils se connaissent assez pour savoir qu’auprès des plus différentes, ils éprouvaient les mêmes espoirs, les mêmes angoisses, inventaient les mêmes romans, prononçaient les mêmes paroles, pour s’être rendu ainsi compte que leurs sentiments, leurs actions, ne sont pas en rapport étroit et nécessaire avec la femme aimée, mais passent à côté d’elle, l’éclaboussent, la circonviennent comme le flux qui se jette le long des rochers, et le sentiment de leur propre instabilité augmente encore chez eux la défiance que cette femme, dont ils voudraient tant être aimés, ne les aime pas. Pourquoi le hasard aurait-il fait, puisqu’elle n’est qu’un simple accident placé devant le jaillissement de nos désirs, que nous fussions nous-mêmes le but de ceux qu’elle a ? Aussi, tout en ayant besoin d’épancher vers elle tous ces sentiments, si différents des sentiments simplement humains que notre prochain nous inspire, ces sentiments si spéciaux que sont les sentiments amoureux, après avoir fait un pas en avant, en avouant à celle que nous aimons notre tendresse pour elle, nos espoirs, aussitôt craignant de lui déplaire, confus aussi de sentir que le langage que nous lui avons tenu n’a pas été formé expressé-