Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/294

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment pour elle, qu’il nous a servi, nous servira pour d’autres, que si elle ne nous aime pas elle ne peut pas nous comprendre, et que nous avons parlé alors avec le manque de goût, l’impudeur du pédant adressant à des ignorants des phrases subtiles qui ne sont pas pour eux, cette crainte, cette honte, amènent le contre-rythme, le reflux, le besoin, fût-ce en reculant d’abord, en retirant vivement la sympathie précédemment confessée, de reprendre l’offensive et de ressaisir l’estime, la domination ; le rythme double est perceptible dans les diverses périodes d’un même amour, dans toutes les périodes correspondantes d’amours similaires, chez tous les êtres qui s’analysent mieux qu’ils ne se prisent haut. S’il était pourtant un peu plus vigoureusement accentué qu’il n’est d’habitude, dans ce discours que j’étais en train de faire à Albertine, c’était simplement pour me permettre de passer plus vite et plus énergiquement au rythme opposé que scanderait ma tendresse.

Comme si Albertine avait dû avoir de la peine à croire ce que je lui disais de mon impossibilité de l’aimer de nouveau, à cause du trop long intervalle, j’étayais ce que j’appelais une bizarrerie de mon caractère d’exemples tirés de personnes avec qui j’avais, par leur faute ou la mienne, laissé passer l’heure de les aimer, sans pouvoir, quelque désir que j’en eusse, la retrouver après. J’avais ainsi l’air à la fois de m’excuser auprès d’elle, comme d’une impolitesse, de cette incapacité de recommencer à l’aimer, et de chercher à lui en faire comprendre les raisons psychologiques comme si elles m’eussent été particulières. Mais en m’expliquant de la sorte, en m’étendant sur le cas de Gilberte, vis-à-vis de laquelle en effet avait été rigoureusement vrai ce qui le devenait si peu, appliqué à Albertine, je ne faisais que rendre mes assertions aussi plausibles que je feignais de croire qu’elles le fussent peu. Sentant qu’Albertine