Page:Proust - Albertine disparue.djvu/191

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un écrit celui qui y confronte l’idéal qu’il a voulu y exprimer. Ces phrases de mon article, lorsque je les écrivis, étaient si pâles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes que je n’étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi une souffrance, elles n’avaient fait qu’accentuer en moi le sentiment de mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant, en m’efforçant d’être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table rase de ce que j’avais voulu faire en lisant ce que j’avais fait. Je lisais l’article en m’efforçant de me persuader qu’il était d’un autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l’échec qu’elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur éclat, leur ampleur, leur profondeur. Et quand je sentais une défaillance trop grande, me réfugiant dans l’âme du lecteur quelconque émerveillé, je me disais : « Bah ! comment un lecteur peut-il s’apercevoir de cela ? Il manque quelque chose là, c’est possible. Mais, sapristi, s’ils ne sont pas contents ! Il y a assez de jolies choses comme cela, plus qu’ils n’en ont d’habitude. » Et m’appuyant sur ces dix mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de ma force et d’espoir de talent dans la lecture que je faisais à ce moment que j’y avais puisé de défiance quand ce que j’avais écrit ne s’adressait qu’à moi.

À peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi, qui n’avais pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la recommencer immédiatement, car il n’y a rien comme un vieil article de soi dont on puisse dire que « quand on l’a lu on peut le relire ». Je me promis d’en faire acheter d’autres exemplaires par Françoise, pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du doigt le miracle