Page:Proust - Albertine disparue.djvu/192

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de la multiplication de ma pensée, et lire, comme si j’étais un autre Monsieur qui vient d’ouvrir le Figaro, dans un autre numéro les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je n’avais vu les Guermantes, je devais leur faire, le lendemain, cette visite que j’avais projetée avec tant d’agitation afin de rencontrer Mlle  d’Éporcheville, lorsque je télégraphiais à Saint-Loup. Je me rendrais compte par eux de l’opinion qu’on avait de mon article. Je pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j’eusse tant aimé pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu’elle ne pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais les louanges décernées à ce qu’on n’aime pas n’enchantent pas plus le cœur que les pensées d’un esprit qu’on ne peut pénétrer n’atteignent l’esprit. Pour d’autres amis, je me disais que, si l’état de ma santé continuait à s’aggraver et si je ne pouvais plus les voir, il serait agréable de continuer à écrire pour avoir encore par là accès auprès d’eux, pour leur parler entre les lignes, les faire penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur cœur. Je me disais cela parce que, les relations mondaines ayant eu jusqu’ici une place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus m’effrayait, et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi l’attention de mes amis, peut-être d’exciter leur admiration, jusqu’au jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me consolait. Je me disais cela, mais je sentais bien que ce n’était pas vrai, que si j’aimais à me figurer leur attention comme l’objet de mon plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, ultime, qu’eux ne pouvaient me donner et que je pouvais trouver non en causant avec eux, mais en écrivant loin d’eux, et que, si je commençais à écrire pour les voir indirectement, pour qu’ils eussent une meilleure idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde, peut-être écrire