Page:Proust - Albertine disparue.djvu/240

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pur, je pourrais le jurer sur le souvenir de mes parents », on devrait soi-même, au lieu d’avoir une hésitation, se jurer qu’elle sort probablement du cabinet de toilette où, après chaque rendez-vous qu’elle a eu avec ce jeune homme, elle se précipite pour n’avoir pas d’enfants. La branche de seringa me rendait mortellement triste, et aussi qu’Albertine m’eût cru, m’eût dit fourbe et la détestant ; plus que tout peut-être, des mensonges si inattendus que j’avais peine à les assimiler à ma pensée. Un jour Albertine m’avait raconté qu’elle avait été à un camp d’aviation, qu’elle était amie de l’aviateur (sans doute pour détourner mon soupçon des femmes, pensant que j’étais moins jaloux des hommes), que c’était amusant de voir comme Andrée était émerveillée devant cet aviateur, devant tous les hommages qu’il rendait à Albertine, au point qu’Andrée avait voulu faire une promenade en avion avec lui. Or cela était inventé de toutes pièces, jamais Andrée n’était allée dans ce camp d’aviation.

Quand Andrée fut partie, l’heure du dîner était arrivée. « Tu ne devineras jamais qui m’a fait une visite d’au moins trois heures, me dit ma mère. Je compte trois heures, c’est peut-être plus, elle était arrivée presque en même temps que la première personne, qui était Mme  Cottard, a vu successivement, sans bouger, entrer et sortir mes différentes visites — et j’en ai eu plus de trente — et ne m’a quittée qu’il y a un quart d’heure. Si tu n’avais pas eu ton amie Andrée, je t’aurais fait appeler. — Mais enfin qui était-ce ? — Une personne qui ne fait jamais de visites. — La princesse de Parme ? — Décidément, j’ai un fils plus intelligent que je ne croyais. Ce n’est pas un plaisir de te faire chercher un nom, car tu trouves tout de suite. — Elle ne s’est pas excusée de sa froideur d’hier ? — Non, ça aurait été stupide, sa visite était justement cette excuse. Ta pauvre grand’mère aurait