Page:Proust - Albertine disparue.djvu/262

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mère payait le gondolier et entrait avec Mme  Sazerat dans le salon qu’elle avait retenu, je voulus jeter un coup d’œil sur la grande salle du restaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte tout entière de fresques, depuis mal restaurées. Deux garçons causaient en un italien que je traduis :

« Est-ce que les vieux mangent dans leur chambre ? Ils ne préviennent jamais. C’est assommant, je ne sais jamais si je dois garder leur table (« non so se bisogna conservar loro la tavola »). Et puis, tant pis s’ils descendent et qu’ils la trouvent prise ! Je ne comprends pas qu’on reçoive des forestieri comme ça dans un hôtel aussi chic. C’est pas le monde d’ici. »

Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu’il devait décider relativement à la table, et il allait faire demander au liftier de monter s’informer à l’étage quand, avant qu’il en eût le temps, la réponse lui fut donnée : il venait d’apercevoir la vieille dame qui entrait. Je n’eus pas de peine, malgré l’air de tristesse et de fatigue que donne l’appesantissement des années et malgré une sorte d’eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, à reconnaître sous son bonnet, dans sa cotte noire faite chez W…, mais, pour les profanes, pareille à celle d’une vieille concierge, la marquise de Villeparisis. Le hasard fit que l’endroit où j’étais, debout, en train d’examiner les vestiges d’une fresque, se trouvait, le long des belles parois de marbre, exactement derrière la table où venait de s’asseoir Mme  de Villeparisis.

« Alors M. de Villeparisis ne va pas tarder à descendre. Depuis un mois qu’ils sont ici ils n’ont mangé qu’une fois l’un sans l’autre », dit le garçon.

Je me demandais quel était celui de ses parents avec lequel elle voyageait et qu’on appelait M. de Villeparisis, quand je vis, au bout de quelques instants, s’avancer vers la table et s’asseoir à côté d’elle son vieil amant, M. de Norpois.