Page:Proust - Albertine disparue.djvu/307

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nom de Saint-Loup s’était maintenant incorporé à elle comme un émail mordoré et que, qui qu’elle fréquentât, désormais elle resterait pour tout le monde marquise de Saint-Loup, ce qui était une erreur, car la valeur d’un titre de noblesse, aussi bien que de bourse, monte quand on le demande et baisse quand on l’offre. Tout ce qui nous semble impérissable tend à la destruction ; une situation mondaine, tout comme autre chose, n’est pas créée une fois pour toutes, mais, aussi bien que la puissance d’un empire, se reconstruit à chaque instant par une sorte de création perpétuellement continue, ce qui explique les anomalies apparentes de l’histoire mondaine ou politique au cours d’un demi-siècle. La création du monde n’a pas eu lieu au début, elle a lieu tous les jours. La marquise de Saint-Loup se disait : « Je suis la marquise de Saint-Loup », elle savait qu’elle avait refusé la veille trois dîners chez des duchesses. Mais si, dans une certaine mesure, son nom relevait le milieu aussi peu aristocratique que possible qu’elle recevait, par un mouvement inverse le milieu que recevait la marquise dépréciait le nom qu’elle portait. Rien ne résiste à de tels mouvements, les plus grands noms finissent par succomber. Swann n’avait-il pas connu une duchesse de la maison de France dont le salon, parce que n’importe qui y était reçu, était tombé au dernier rang ? Un jour que la princesse des Laumes était allée par devoir passer un instant chez cette Altesse, où elle n’avait trouvé que des gens de rien, en entrant ensuite chez Mme Leroi elle avait dit à Swann et au marquis de Modène : « Enfin je me retrouve en pays ami. Je viens de chez Mme la duchesse de X…, il n’y avait pas trois figures de connaissance. » Partageant, en un mot, l’opinion de ce personnage d’opérette qui déclare : « Mon nom me dispense, je pense, d’en dire plus long », Gilberte se mit à afficher son mépris pour ce qu’elle avait tant désiré, à déclarer que tous les gens du faubourg Saint-Germain étaient