Page:Proust - Albertine disparue.djvu/308

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idiots, infréquentables, et, passant de la parole à l’action, cessa de les fréquenter. Des gens qui n’ont fait sa connaissance qu’après cette époque, et pour leurs débuts auprès d’elle, l’ont entendue, devenue duchesse de Guermantes, se moquer drôlement du monde qu’elle eût pu si aisément voir, la voyant ne pas recevoir une seule personne de cette société, et si l’une, voire la plus brillante, s’aventurait chez elle, lui bâiller ouvertement au nez, rougissent rétrospectivement d’avoir pu, eux, trouver quelque prestige au grand monde, et n’oseraient jamais confier ce secret humiliant de leurs faiblesses passées à une femme qu’ils croient, par une élévation essentielle de sa nature, avoir été de tout temps incapable de comprendre celles-ci. Ils l’entendent railler avec tant de verve les ducs, et la voient, chose plus significative, mettre si complètement sa conduite en accord avec ses railleries ! Sans doute ne songent-ils pas à rechercher les causes de l’accident qui fit de Mlle  Swann Mlle  de Forcheville, et de Mlle  de Forcheville la marquise de Saint-Loup, puis la duchesse de Guermantes. Peut-être ne songent-ils pas non plus que cet accident ne servirait pas moins par ses effets que par ses causes à expliquer l’attitude ultérieure de Gilberte, la fréquentation des roturiers n’étant pas tout à fait conçue de la même façon qu’elle l’eût été par Mlle  Swann par une dame à qui tout le monde dit « Madame la Duchesse » et ces duchesses qui l’ennuient « ma cousine ». On dédaigne volontiers un but qu’on n’a pas réussi à atteindre, ou qu’on a atteint définitivement. Et ce dédain nous paraît faire partie des gens que nous ne connaissions pas encore. Peut-être, si nous pouvions remonter le cours des années, les trouverions-nous déchirés, plus frénétiquement que personne, par ces mêmes défauts qu’ils ont réussi si complètement à masquer ou à vaincre que nous les estimons incapables non seulement d’en avoir jamais été atteints eux-mêmes, mais même de les excuser