Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/10

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blaient de leur attitude naïve et passionnée dire leur regret de ne pouvoir s’exprimer, de ne pouvoir me dire le secret qu’ils sentaient bien que je ne pouvais démêler. Fantômes d’un passé cher, si cher que mon cœur battait à se rompre, ils me tendaient des bras impuissants, comme ces ombres qu’Enée rencontre aux Enfers. Etait-ce dans les promenades autour de la ville où j’étais heureux petit enfant, était-ce seulement dans ce pays imaginaire où, plus tard, je rêvais maman si malade, auprès d’un lac, dans une forêt où il faisait clair toute la nuit, pays rêvé seulement mais presque aussi réel que le pays de mon enfance, qui n’était déjà plus qu’un songe  ? Je n’en saurais rien. Et j’étais obligé de rejoindre mes amis qui m’attendaient au coin de la route, avec l’angoisse de tourner le dos pour jamais à un passé que je ne reverrais plus, de renier des morts qui me tendaient des bras impuissants et tendres, et semblaient dire  : Ressuscite-nous. Et avant de reprendre rang et causerie avec mes camarades, je me retournais encore un moment pour jeter un regard de moins en moins perspicace vers la ligne courbe et fuyante des arbres expressifs et muets, qui sinuait encore à mes yeux.

À côté de ce passé, essence intime de nous-mêmes, les vérités de l’intelligence semble bien peu réelles. Aussi, surtout à partir du moment où nos forces décroissent, est-ce vers tout ce qui peut nous aider à le retrouver que nous nous portons,