Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/9

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quoi  ? J’essayai de me souvenir. Je voyais des guêpes dans un rayon de soleil, une odeur de cerises sur la table, je ne pus pas me souvenir. Pendant un instant, je fus comme ces dormeurs qui en s’éveillant dans la nuit ne savent pas où ils sont, essaient d’orienter leur corps pour prendre conscience du lieu où ils se trouvent, ne sachant dans quel lit, dans quelle maison, dans quel lieu de la terre, dans quelle année de leur vie ils se trouvent. J’hésitai ainsi un instant, cherchant à tâtons autour du carré de toile verte, les lieux, le temps où mon souvenir qui s’éveillait à peine devait se situer. J’hésitais à la fois entre toutes les sensations confuses, connues ou oubliées de ma vie  ; cela ne dura qu’un instant. Bientôt je ne vis plus rien, mon souvenir s’était à jamais rendormi.

Que de fois des amis m’ont vu ainsi, au cours d’une promenade, m’arrêter devant une allée, qui s’ouvrait devant nous, ou devant un groupe d’arbres, leur demander de me laisser seul un moment  ! C’était en vain  ; j’avais beau, pour reprendre des forces fraîches pour ma poursuite du passé, fermer les yeux, ne plus penser à rien, puis tout d’un coup les ouvrir, afin de tâcher de revoir ces arbres comme la première fois, je ne pouvais savoir où je les avais vus. Je reconnaissais leur forme, leur disposition, la ligne qu’ils dessinaient semblait calquée sur quelque mystérieux dessin aimé, qui tremblait dans mon cœur. Mais je ne pouvais en dire plus, eux-mêmes sem-