Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/116

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avec un crayon sur le coin d’un journal quelconque un fait, une idée, une phrase qui lui venait toute faite et dont son esprit avait intérieurement désigné la place où il fallait l’introduire dans l’article en cours de composition. J’arrivais  ; il fallait conserver le coin du journal, sujet à s’égarer. M. Sainte-Beuve me disait  : «  À tel endroit, voyez «  ce que je vais mettre…  » Il entrait dans mes fonctions de secrétaire de me rappeler en un instant dès le matin, au pied levé, avant même de nous être mis au travail, l’article qu’on écrivait depuis deux jours. Mais le maître m’avait mis vite au fait, et dès longtemps j’étais habitué à ces vivacités de son esprit.  »

Sans doute, ce travail le força à mettre dehors une foule d’idées qui, peut-être, s’il s’en fût tenu à la vie paresseuse qu’il prisait au début, n’auraient jamais vu le jour. Il semble avoir été frappé du profit que certains esprits peuvent tirer ainsi de la nécessité de produire (Fabre, Fauriel et Fontanes). Pendant dix ans, tout ce qu’il eût réservé pour des amis, pour lui-même, pour une œuvre longuement méditée qu’il n’eût, sans doute, jamais écrite, dut prendre une forme, sortir sans cesse de lui. Ces réserves où nous tenons de précieuses pensées, celle-ci autour de laquelle devait se cristalliser un roman, celle-là qu’il développerait dans une poésie, telle autre dont il avait, un jour, senti la beauté, se levaient du fond de sa pensée, tandis qu’il lisait le livre, dont il devait parler et, brave-